Retour aux années d’après 1968, dans le théâtre du football français. Imaginez les guerres idéologiques qui y ont lieu, par journaux et procès interposés. D’un côté, les apôtres du football scientifique (et défensif) d'Helenio Herrera (sorte de Mourinho argentin made in France de l’époque) défendus par les hommes de L’Équipe (Hanot et Ferran, entre autres). L’un de leur plus célèbre (et plus puissant) représentant s’appelle Georges Boulogne, qui fondera la DTN en 1970 à partir de principes hiérarchiques (et militaires) prônés énergiquement tant à l’intérieur du terrain qu’à l’extérieur. De l’autre, les réfractaires au tournant contre-révolutionnaire pris par les instances fédérales (dans le sens exactement inverse du reste de la société française d’après 1968) se regroupant autour du mensuel Miroir du football proche du Parti communiste français.
Son rédacteur en chef, François Thébaud, n’aura ainsi de cesse de dénoncer l’autoritarisme de Boulogne en matière politique et les positions conservatrices (prises sous couvert de « modernisme » , critiquera-t-il) de ses acolytes. Le Miroir réunira une communauté de lecteurs fidèles, notamment dans l’Ouest de la France. Suaudeau, Denoueix ou Christian Gourcuff en feront par exemple partie. Le Miroir défendra ainsi, pendant plus de vingt ans, l’idée d’une émancipation des hommes et des esprits grâce et par le football offensif. Un adage lui servira de tactique : « Le footballeur se doit d’être offensif, comme l’ouvrier dans l’usine est offensif. » Les figures de proue de ce mouvement s’appelleront José Arribas, Just Fontaine, Raymond Kopa et bien sûr Albert Batteux (coach du grand Stade de Reims, des Bleus de 1958 et du grand Sainté de 1968).
Grand Je et petit jeu
Au milieu des deux rives irréconciliables du football français coule une rivière tranquille, celle de Michel Hidalgo. À la fois longtemps adjoint de Boulogne à la DTN et apparatchik de la Fédération pendant plus de vingt ans, il est aussi un admirateur secret du football de Reims et l’un des anciens patrons de l’UNFP (de 1964 à 1968) qui défendra l’émancipation juridique des footballeurs français. Le beau jeu (ou le « petit jeu » , raillera Ferran plus tard dans France Football), il l’a lui-même pratiqué comme joueur sous les ordres du maître Albert Batteux de 1954 à 1957 à Reims, puis observé comme adjoint attentif de Stefan Kovács, importateur roumain du football total hollandais en France de 1973 à 1976.Ses compétences questionnées par la presse spécialisée à la veille d’un match décisif contre les Pays-Bas, il gagnera paradoxalement la paix quand, en ce mois de novembre 1981, il titularisera pour un match décisif le Carré magique pour la première fois. Et, chose intéressante pour le critique, il le fera sans trancher en faveur d’un bord ou de l’autre : il conservera à la fois le libéro en béton d’un côté (Trésor) et le milieu créateur de l’autre (Platini-Tigana-Genghini), au nom d’une idée ancienne qu’il va ressusciter à cette occasion. L’identité de son équipe sera toujours une structure composite. Jamais figée, toujours vivante. Il appellera cela le style.
Machiavel en K-Way bleu ciel
Tel est le secret, peut-être, de la carrière d’Hidalgo. Il le révélera lui-même quelques années plus tard, en 1986 dans son livre Les Buts de ma vie, son K-Way bleu ciel enfin raccroché : « À Reims, j’ai découvert le beau jeu, à Monaco, j’ai pris du recul, à la Direction technique nationale, j’ai complété ma vision du football français. Sans l’exemple de Batteux et de Leduc, aurais-je choisi le métier d’entraîneur ? Sans l’appui de Boulogne et de Kovács, serais-je devenu sélectionneur ? Sans les conseils, aurais-je réussi ? Tout est venu à son heure, par les autres, grâce aux autres. Seul, on n’aboutit nulle part. »Main de fer dans une marinière, Hidalgo est une sorte de Machiavel du football qui serait parvenu au pouvoir tout en douceur et tout en fermeté. On devine en effet chez Hidalgo un art du compromis, qui lui permettra en novembre 1975 (de 1970 à 1976, le football français est à feu et à sang, rappelons-le) de ravir la succession de Georges Boulogne sur le banc des Bleus au nez et à la barbe d’Albert Batteux. Tout en revendiquant, dans le même temps et assez habilement (et sincèrement), l’héritage du sage rémois. En 1984, il ira plus loin encore dans l’audace silencieuse. C’est Georges Boulogne, l’homme du béton séquestré dans son bureau en 1968 par les footballeurs révolutionnaires dont Hidalgo faisait partie, qui prendra place à ses côtés pendant l’Euro 1984 sur l’un des bancs français les plus offensifs de l’histoire.
Et en même temps...
Comment est-il parvenu à faire tenir ainsi ensemble ces courants, irréconciliables depuis trente ans ? En substituant, au discours dogmatique, le récit structurant et composite de l’aventure de l’équipe de France. On dit bien « l’aventure » , et pas simplement le « récit » . Car pour Hidalgo, il s’agissait toujours, non pas seulement de gagner, mais de réconcilier entre elles les dissonances idéologiques en une seule et même intrigue qu’on appellera tantôt « le Carré Magique » , « le style français » ou « le football à la française » . Bref, le style comme quête collective de sens constitue la recette d’Hidalgo.Sur ce point, Hidalgo est donc bien le meilleur disciple de Batteux, celui qui avait compris qu’on devenait entraîneur d’abord dans le dialogue et la conversation rationnelle. Pas dans le scientisme, ou la brutalité hiérarchique : « Je m’attache à savoir comment réagit chaque individu, racontait Michel, je provoque des entretiens en tête à tête. J’aime que les joueurs puissent s’exprimer en toute décontraction. Je me sens dans la peau d’un grand frère plutôt que d’un "chef", je recueille les confidences. J’ose prétendre que tous me font confiance. » Hidalgo le répétera toute sa vie, la vérité du football n’est pas un dogme. C’est une construction collective faite de dialogues et de controverses, ils en sont la matière principale. Si le football d’Hidalgo est devenu inoubliable, c’est qu’il agira désormais comme un refuge imaginaire dans lequel il est possible de se précipiter quand les nuages approchent. Michel Hidalgo est le nom d’une île verdoyante, à l’abri du béton.
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